Blanche l'aime, mais elle est faible et doit le laisser partir. |
Dire au revoir et partir sans se retourner, quelle connerie! C'est pourtant ce que je suis en train de faire, comme si je l'avais déjà oublié, comme si je ne l'avais jamais aimé, comme si je ne l'aimais pas à cette minute même où je le sentais faiblir dans mon dos. Lui il m'aimait, moi qui l'aimait, et pourtant, on s'était dignement serré la main, avec un hochement de tête. " Plus je suis loin, et moins je respire... " dit la chanson. Si j'en avais le coeur, je la chanterais volontiers. Est-ce que je l'oublierai demain? Est-ce que je reverrai son visage et ses yeux qui me scrutent... des yeux si doux, des yeux de vache. Les vaches ont les plus beaux yeux du monde, avec de longs cils, comme ses yeux. Il paraît que ce n'est pas très romantique de comparer des yeux à ceux d'un bovin, au diable ce qui n'est pas ceci, pas cela!... C'est moi qui dis ça? Alors que je tourne le dos à l'homme le plus merveilleux que j'ai jamais rencontré parce que la couleur de sa peau jure trop avec la mienne. J'entends encore mes amis: "Quel dommage, il a un corps magnifique!" Et les filles de glousser avec entendement, quelle connerie! Malgrè tout, je ne peux pas faire un trait sur ma vie, mes études, ma famille et aller vivre je ne sais où, parmi des gens qui lui tiendront les mêmes propos que l'on m'a tenus: "Quel dommage, elle est bien faite, mais avec cette couleur de morte..." Et lui, comment ferait-il un trait sur sa dernière année de médecine pour aller vivre avec moi sur une île déserte, puisque je ne supporte déjà plus de me justifier sans arrêt. 1995, et tout est à refaire, surtout dans ma tête. Quand je me vois dans ses yeux, je ne vois ni sa couleur, ni ma blancheur, il y a nous, simplement, et le bonheur. Quand je vois nos deux peaux, unies, cela ressemble à la perfection, ce que cela devrait être. Mais quand je le vois dans le regard des autres, à travers leurs yeux sans amour, il est différent, tellement différent que la communion n'est plus possible. Où trouver l'énergie de vivre avec lui, me marier avec cet homme que j'aime? répondre chaque jour aux questions des indécents: pourquoi j'ai choisi de vivre avec un noir, pourquoi pas avec un blanc, comme si la couleur était une raison suffisante pour promettre l'éternité à quelqu'un, ou pour le rejeter? Et comment me forcer à trouver des raisons pour convertir ces esprits obtus et les faire taire enfin, jusqu'à la prochaine question, la prochaine réponse complice? Et puis, si j'allais moi aussi trouver, au fil des ans, que mon mari est difféRent parce qu'il est noir? Et si j'allais moi aussi le considérer comme un noir, et regretter qu'il ne soit pas mulâtre, créole, … pas tout à fait blanc,… pour l'exotisme? "D'ailleurs, pourquoi as-tu choisi un noir?" m'a demandé Eliane, hier. Un noir? Mais ce n'est pas un noir que j'ai choisi, c'est un homme qui m'a ouvert son coeur, qui m'a parlé avec douceur, qui est capable de fermeté aussi, qui a su trouver les gestes qui ont épuisé ma résistance, qui a su me faire confiance et me prouver que je pouvais reposer ma vie sur lui. Mais je n'ai pas osé lui répondre ainsi, je l'ai pensé très fort, mais elle n'a pas entendu! Quelle est la couleur de l'amour? Je viens de lui dire que tout était fini, que je ne croyais pas pouvoir bâtir mon bonheur face au mépris des autres, que je baissais les bras face à l'adversité. Une amie, future ex-amie m'a demandé: " c'est vrai que les blacks ont un gros machin? " J'ai souri en lui proposant gentiment d'aller y voir par elle-même. Un gros machin, des gros bidules, on compare à quoi, dans ces cas-là? Aux blancs? Leur machin et leurs bidules souffriraient-ils d'être rikiki? C'est bien connu, et souvent dit, les femmes qui aiment les noirs (parce que en aimer un veut dire forcément avoir une attirance pour toute la congrégation!) c'est parce qu'elles savent qu'ils en ont un gros... machin, et ce sont les hommes qui le disent, et ils s'y connaissent! Et les blancs, qui sont avec des noires, eux, ils ont de la veine, parce qu'elles sont "bonnes" (au lit). Par rapport à qui? Aux blanches? Alors, pauvres de nous, déjà que l'on doit se satisfaire de petits machins rikiki, en plus, on n'est pas "bonnes"! Moi, mon black, mon homme que j'aime, quand je l'ai eu nu et qu'il était contre moi, son sexe ne m'a pas paru difforme, et le plaisir que j'ai tiré de l'amour avec lui n'était pas seulement dû à la taille de son sexe, mais plutôt à ce qui éclatait dans ma tête quand je l'entendais gémir et murmurer sa tendresse à mon oreille. Lui, je l'aime et je le veux... mais blanc, pour les faire taire et pour avoir le droit de l'aimer sans être traitée de salope. C'est la France, 1995, et pourtant je lui tourne le dos. J'ai la honte au coeur, le coeur entre les dents, mais j'avance loin de lui alors que sa voix se brise: -" Je ne regrette rien." Est-ce qu'il sait que moi non plus, oh! non, je ne regrette rien, et je n'oublierai pas que la bêtise des autres alliée à ma lâcheté, ma faiblesse, m'ont fait dresser un mur entre une peau d'ébène douce et chaude autour d'un coeur qui m'appartenait et mon amour, cet amour inaccessible et dont je ne suis pas digne. 26 juin 1995 Fin |